C'est un succès monstreet ce, malgré des critiques peu amènes.Gladiator IIdraine les foules dans les multiplexes. Le film se passe – en apparence du moins – dans la Rome impériale. On aurait cependant tort d'y chercher une leçon d'histoire: il y eut bien un bref règne partagé des empereurs Geta et Caracalla (de209à 211) mais pour le reste, le scénario signé David Scarpa avec ses requins nageant dans le Colisée transformé en bassin géant, ses rhinocéros domestiquéset ses rêves de conquête indienne, est hautement fantaisiste. Mais àl'image detout péplum, genre éminemment politique, puisqu'il est centré sur desrapports de pouvoir, le film de Ridley Scott en dit, au fond, beaucoup pluslong sur l'époque où il a été tourné que sur l'Antiquité.
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La grande spécialisteMary Beard, qui vient de publier une passionnante étude du rôle de l'empereur romain – Imperator (Seuil) – ne nous disait pas autre chose en parlant de Rome comme d'«un étalon de mesure» pour les sociétés occidentales: «Les Romains nous apparaissent suffisamment proches pour que nous puissions nous comparer à eux […], chaque génération croit être la première à redécouvrir les Romains. Tout est là: il y a le pouvoir, la corruption, et la ville. Une ville cosmopolite, moderne, de 1million de personnes. Ce serait réducteur d'y voir un équivalent de notre monde, mais Rome nous renvoie malgré tout une image de nous-mêmes», expliquait-elle.
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Alors, quelle image de nous-mêmes nous renvoie la Rome deGladiator II? Et en quoi diffère-t-elle de celle que montrait le premierGladiator, sorti avant le 11septembre 2001, c'est-à-diredans un monde qui appartenait encore résolument au siècle passé? Attention, si vous n'avez pas encore vu le film (ou si le premier Gladiator vous avait échappé), vous risquez de découvrir des points clés de l'intrigue.
Un premier héros façon cow-boy…
Pour comprendre le message de Gladiator II, il faut revenir au premier film. La lutte de pouvoir au centre de ce film(en partie empruntée àLa Chute de l'Empire romain, 1964) estla suivante: le sage empereur Marc Aurèle (Richard Harris), celui dont les Pensées pour moi-mêmese lisent encore avec passion, décèlechez son fils Commode (Joaquin Phoenix) untempérament faible et corruptible, tandis que le brave Maximus (Russell Crowe), général de son armée et soupirant de sa fille Lucilla (Connie Nielsen), lui paraîtinfiniment plus doué. Il songedonc à choisirMaximus et non Commode comme successeur, au mépris de la lignée… Las, son fils ne supporte pas ce projet et l'assassine.
On reconnaît là deux composantes classiques du péplum américain: une nette coloration freudienne (avec un intérêt particulier pour le lien père-fils) et une vision du pouvoir caractérisée par l'idéalisation d'un homme fort incarnant la liberté. «Il y a un rêve qui s'appelait Rome»: cette phrase pour le moins vague que répèteMarc Aurèle sous-entendqu'il souhaiterait restaurer la République (disparue depuis deux cents ans). En ce sens, Maximus – général devenu esclave, esclave devenu gladiateur, gladiateur qui défie l'empereur – incarne le héros classique à l'américaine dans la lignée d'unClint Eastwood: l'homme qui se défend seul, armes à la main, contre un pouvoir tyranniqueet dont l'avènement est une promesse de liberté.
Gladiator II: un héros à l'exact opposé du premier Gladiator
Surprise: Gladiator IIrompt avec cette tradition bien ancrée depuisSpartacus(1960). Ici, en effet, celui qui conquiert sa place au soleil grâce à son ingéniosité et à sa force physiquen'est pas le héros, Lucius (Paul Mescal), mais le méchant, Macrinus (Denzel Washington), dont on découvre aux deux tiers du film qu'il était un esclave de Marc Aurèle et qu'un sombre esprit de vengeance l'anime… C'est un authentique «self-made-man» habité par la colère, exactement comme Maximus dans le premier film! Lucius ressent lui aussi unerage peu visible à l'écran mais à laquelle le dialogue fait fréquemment allusion. Il n'a pas pour autantle projetde renverser les tyranniques Geta et Caracalla.
C'est seulement parce que sa mère, Lucilla (Connie Nielsen), lui en souffle l'idée et organise avec son mari, le général Acacius (Pedro Pascal), un assaut clé en main aux portes de Rome que Luciusse prête au jeu. D'ailleurs, lorsqu'à la fin les soldats attendent de lui un discours inspirant et inspiré, Lucius avoue carrément qu'il ne sait pas quoi leur dire. On a vu meilleur meneur d'hommes! Il reprend à son compte l'évocation du «rêve qu'était Rome» formulé par Marc Aurèle, mais n'a pas de plan pour le mettre en place. Au fond, le seul mérite de Luciusest de descendre en droite ligne de Marc Aurèle (son grand-père)et de Maximus (son père).
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Ce réflexe légitimiste est en rupture totale avec la tradition américaine du péplum… Mais bien en harmonie avec la vision du monde que développe ces temps-ci le Britannique Ridley Scott. SonNapoléon(écrit par le même David Scarpa), un véritable film à charge contre l'Empereur, débutepar une scène totalement fausse historiquement dans laquelle l'on voitBonaparte (Joaquin Phoenix) assister à l'exécution de la reine légitime Marie-Antoinette.
Tout le film qui suit entreprend de ridiculiser le général devenu Empereur – notamment en en faisant l'esclave masochiste de sa relation avec Joséphine –, une façon de lui dénier sa place à la tête du pays. Sa défaite finale fait l'effet d'une restauration d'un ordre juste.L'acteur Paul Mescal a été présenté au roi Charles III lors de la première du film à Londres. Interrogé sur sa réaction, il déclare: «Je suis irlandais, donc ce n'était pas vraiment sur ma liste des priorités… Mais je sais combien c'est important pour Ridley.» Le spectateur aussi.
Gladiator II, une exaltation de la force virile
On le sait depuisCabiria(1913), qui inventa Maciste, surhomme de l'Antiquité: tout péplum – et d'autant plus les deuxGladiator, qui mettent en avant les jeux du cirque – véhiculeune certaine idée de la virilité. On le sait aussi depuisBen-Hur (1959): cette question de la virilité porte avec elle celle de l'homoérotisme. Le réalisateur William Wyler donne comme instruction à Stephen Boyd, qui joue l'ami d'enfance de Ben-Hur, Messala, d'incarner son rôle comme celui d'un ancien amant. Il n'en dit rien à Charlton Heston, l'interprète de Ben-Hur, qu'il sait très conservateur. Le résultat est un drame formidablement intense, traversé par une véritable vibration amoureuse.
DansGladiator II, il n'y a pas d'enjeu amoureux, ni d'ailleurs de personnage féminin développé. Lucius a une femme qui meurt dans le premier quart d'heure du film. Lucilla a bien moins d'importance que dans le premier film, et ses retrouvailles avec son fils sont expédiées sans grande sentimentalité.Est-ce totalement un hasard si les deux personnages héroïsés sont ceux des hommes les plus traditionnels qu'il soit – le général joué par Pedro Pascal et Lucius –, qui sont posés comme hétérosexuels par l'intrigue et démontrent copieusement leur force virile dans l'arène?
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À DécouvrirLe Kangourou du jourRépondreÀ l'opposé, les méchantsGeta (Joseph Quinn) et Caracalla (Fred Hechinger) – des caricatures du Commode joué jadis par Joaquin Phoenix – sont tous les deux maquillés et féminisés à l'extrême. Ilest fait référence plusieurs fois dans le dialogue à la bisexualité de Macrinus. Une scène de baiser avec un homme aurait d'ailleurs été coupée au montage.
Dans notre monde déboussolé, semble nous dire Ridley Scott, mieux vaut donc revenir à quelques fondamentaux – lignée, hétérosexualité affirmée, biceps saillants – plutôt que de tenter des expériences dangereuses avec des hommes imprévisibles… Un message ambigu – un peu d'antiwokisme, un peu d'antitrumpisme – à l'image du moment que nous vivons, puisquele filmsort dans une Amérique encore présidée par Joe Biden, mais sur laquelle s'étend déjà l'ombre deDonald Trump.